Carnets de recherches 02/03/2012

Investigations historiques souterraines  /  Historical investigations underground

Une nouvelle recherche nous a été confiée par une entité publique. Elle vise à mettre en lumière l’histoire pour le moins anarchique de structures souterraines datant du XIXème siècle. La tâche nécessite tant une investigation historique courante dans les archives à disposition qu’une recherche in situ devant permettre de dégager des éléments de compréhension. Aux confins de l’histoire et de l’archéologie, l’enquête se heurte en premier lieu aux « on dit » et aux croyances locales en cours depuis plusieurs décennies.

Il s’avère en l’occurrence que le site est un lieu de projection des fantasmes de plusieurs générations. Souterrains initiatiques où les adolescents sont venus se faire peur durant près d’un siècle et où certains ont d’ailleurs trouvé la mort dans des accidents tragiques, ces galeries entrent dans une légende locale comme un lieu mystérieux et dangereux, abandonnées de tous, si ce n’est de quelques marginaux, voire de criminels en tous genres. De fait, ces cavernes ont été oubliées avec le temps au point tel que personne ne sait plus dire le vrai du faux, ni n’en connaît l’étendue exacte.

New research has been entrusted by a public entity. It aims to highlight the story to say the least anarchic underground structures dating from the nineteenth century. The task requires both a historical investigation in the current archives available only to enable in situ research to identify elements of understanding. To the confines of history and archeology, the survey primarily for hours “they say” and local beliefs in progress for several decades. It turns out that in this case the site is a projection of fantasies of many generations. Initiation or underground teens came to be afraid for nearly a century and where some were also killed in tragic accidents, these galleries are entering a local legend as a mysterious and dangerous, abandoned by all, if this is some marginal and criminals of all kinds. In fact, these caves have been forgotten over time to the point where no one knows tell right from wrong, nor knows its exact extent.

Successions de galeries, de salles jonchées des restes de visites sauvages menées un siècle durant, d’éboulis et de passages incertains, nous accédons dans une salle cathédrale d’une quinzaine de mètres de hauteur, au plafond en ogive se perdant dans une paroi de tuf dont la lumière de nos maigres torches électriques ne parvient pas à embrasser l’ensemble. L’impression est dantesque pour le moins, des galeries aboutissent dans le vide dans la hauteur des parois et laissent deviner des niveaux supérieurs ; dans le lointain nous percevons l’écho d’un éboulis en cours.

Succession of galleries, rooms littered with the remains of wild visits conducted over a century, and talus passages uncertain, we enter a room cathedral of fifteen meters high, arched ceiling is lost in a wall tuff which the light of our meager flashlights fails to embrace the whole. The print is daunting to say the least, galleries lead into the void in the wall height and hint at higher levels, in the distance we hear the echo of a landslide in progress.

L’exploration continue et se révèle hasardeuse. La géologie du terrain, un tuf instable certes consolidé de manière ponctuelle, laisse un sentiment de sécurité mitigé. Au gré de la progression, les chutes de pierres n’ont de cesse d’accroître la tension. Nous obtenons vite confirmation que la structure souterraine se développe sur plusieurs niveaux lorsque nous parvenons à un escalier usé et mal aisé. Il mène à un réseau de salles dont nous faisons le tour. Nous décidons d’un second passage et voilà que dans une pièce obscure se dévoile une anfractuosité restée cachée dans un premier temps puisqu’en hauteur.

The exploration continues and proves hazardous. The geology of the terrain, an unstable course tuff consolidated in a timely manner, leaving a mixed feeling of security. At the discretion of the progression, falling rocks are constantly increasing the tension. We quickly get confirmation that the underground structure develops on several levels when we come to a staircase badly worn and easy. It leads to a network of rooms where we go around. We decide on a second pass and now in a dark room reveals itself remained hidden in a crevice first since height.

Décision est prise rapidement d’atteindre cette nouvelle cavité pour en mesurer l’étendue. Après s’être hissé de quelques mètres, quelle n’est pas notre surprise lorsque à la lumière de nos torches et de notre lampe à gaz apparaît une nouvelle salle cathédrale aussi vaste que la précédente mais dont une partie du plafond s’est écroulée. Naturellement, nous cessons de parler pour chuchoter de peur de provoquer une catastrophe. Est-ce le chaos géologique des lieux ou le naturel humain projetant dans cet environnement surréaliste quelques chimères chtoniennes, nous avançons respectueusement vers un accès travaillé par la main de l’homme ? J’avoue me surprendre alors à penser à regret à la douce quiétude des archives et aux longues heures d’études confortablement assis devant des manuscrits.

Decision is made quickly to reach this new cavity to measure its extent. After cresting a few meters, which is not our surprise when in the light of our torches and our gas light appears a new cathedral hall as large as the previous but one part of the ceiling collapsed. Naturally, we keep talking to whisper for fear of provoking a catastrophe. Is it chaos or geological sites projecting the natural human environment in this surreal underworld few chthonic chimeras, we respectfully suggest to access worked by the hand of man? I confess to surprise me while thinking about regret to the quieting of the archives and study long hours sitting in front of the manuscripts.

Suite au prochain numéro !

Following the next issue!

par C. Vuilleumier

Une femme, une épée, un duel !

Article tiré de ma conférence donnée à la BGE (Genève) le 15.12.2011

Le duel éveille dans les esprits modernes les souvenirs des histoires romanesques d’Alexandre Dumas. Mais au-delà des figures épiques de D’artagnan ou Cyrano de Bergerac, cette confrontation armée et ritualisée appartient à l’histoire des mentalités et reflète non seulement un état d’esprit et des fonctionnements sociaux mais aussi des crises et des modes. Moins inhérent à une élite qu’à des époques, le phénomène du duel permet de rendre compte notamment de l’évolution de la violence et de la constitution des états modernes. La mémoire de ces duels demeure à Genève dans les Procédures criminelles ainsi que dans les Registres du Conseil. Ces derniers indiquent de manière succincte des duels impliquant des personnes importantes ou des étrangers illustres alors que les Procédures criminelles nous fournissent, quant à elles, plus de détails grâce aux témoignages recueillis par le lieutenant de justice. Les sources du droit complètent les renseignements concernant la répression appliquée au duel.

Duel au pistolet, XVIIIème siècle

Le nombre de cas de duels relevés dans les sources est à considérer comme indicatif. En effet, et c’est là un facteur récurant en histoire de la criminalité, bon nombre de crimes échappent à la justice. Il est fort probable que l’issue d’un combat ne faisant pas de victime laissait le duel méconnu des autorités, faute de traces ou de certitudes. C’est seulement amenées à la connaissance des autorités que certaines passes d’armes faisaient l’objet d’enquêtes afin d’en déterminer la nature[1].

Les éléments que nous fournissent les sources demeurent pourtant suffisants pour nous représenter les protagonistes, les raisons ou les rituels en vigueur. A Genève comme à Paris, le duel possédait des codes que venaient ponctuer les cartels, ces billets invitant au combat. C’est une invitation de cette sorte que le sieur Comte reçu le matin du 24 avril 1657, alors qu’il se trouvait dans un manège, lui proposant de se trouver à la Perrière avec deux de ses amis[2]. L’acceptation ou le refus découlaient des arrangements mis par écrit dans le cartel. En certaines occasions, de longs débats venaient régler et préciser les différents points du duel dans la plus pure tradition française, telle que décrite par Brantôme[3].

Les premiers protagonistes qui apparaissent dans ces affaires sont les militaires, comme ces deux hommes du capitaine Guignet qui se battirent près de la porte de Rive pour une querelle de rien en 1603[4].

D’autres personnes devaient également se distinguer par leurs faits d’armes, les étudiants. Citons le cas de Daniel Roux. Le jeune homme se promenait avec une demoiselle en 1665 sur la promenade de la Treille et allait être pris à parti par un dénommé Mauris[5]. Dans ce cas, ni cartel, ni rendez-vous, la spontanéité prend le relais des convenances. Il paraît évident que la présence d’une femme à ce moment de rivalité n’a pour effet que d’exacerber les fiertés qui n’ont alors d’issue pour se satisfaire que l’immédiateté. Celle-ci génère une atténuation des rituels du duel. Le défi n’est plus que paroles formulées oralement et le lieu perd de son importance à l’aune de la passion qui anime les protagonistes. Les causes de ce litige demeurent toutefois inconnues. Le différend portait-il sur la dame ou alors était-ce une rivalité d’étudiants, voire un épisode entre deux représentants de bandes adverses ? Quoi qu’il en soit, il semble généralement que les étudiants, qu’ils aient fréquenté les bancs de l’académie genevoise ou ceux de toute autre université, étaient suffisamment habitués au duel pour que ce dernier perdure dans les universités jusqu’au XIXème siècle en évoluant de plus en plus vers une forme symbolique que l’on appelle la Mensur.

Ce sont toutefois les aristocrates et les patriciens qui tirèrent le plus volontiers leur lame[6]. Quelques personnages de Genève furent ainsi des ténors de susceptibilité. Michel Roset le jeune ou Jean-François Turrettini étaient de ceux-ci. Le premier, coutumier du fait, ne fut jamais inquiété par la justice qui fermait systématiquement les yeux au grand dam du Consistoire[7]. La célébrité et l’importance de son père, l’illustre Michel Roset, couvrirent certainement les frasques du fils. Le second eut, quant à lui, quelques problèmes. Non content d’en découdre avec des seigneurs étrangers lors d’une batterie en 1651[8], Jean-François Turrettini allait encore faire parler de lui à plusieurs reprises, notamment en 1656, lorsqu’il se battît près de Chêne en compagnie de son témoin, Ezéchiel Gallatin, contre deux nobles allemands. L’un d’eux devait y trouver la mort. Ezéchiel Gallatin fut banni durant un an et un jour et Jean-François Turrettini pendant cinq ans, tous deux devant encore payer les dépenses portées par les ajournements[9].

Une autre grosse affaire devait éclater le 22 octobre 1684[10] à la rue de la Taconnerie entre le patricien Odet Fabry, fils du premier syndic Pierre, et le fils du comte de Sunderland, premier ministre du royaume britannique, un duel dont le récit a été fait par les historiens Eugène-Louis Dumont et Lucien Faggion.

Pour les duellistes qui étaient de noblesse étrangère, comme cet Anglais ou le seigneur de Seguallières qui tua en duel le noble de la Haye le 17 mai 1611 dans un salon genevois[11], le Conseil des Deux Cents fermait volontiers les yeux. Pour d’autres, comme Daniel Perreaud qui accepta un duel de Barthélémy Lect[12], ou Théodore Grenus qui appela en duel un gentilhomme qui lui avait débauché un valet[13], la justice pénalisait les coupables par la prison et des amendes pécuniaires et honorables. Peines bien faibles si l’on considère pourtant les lois. En 1600 déjà, on publiait l’interdiction de se battre en duel, à peyne de la vie ; et que la mémoire des occis mesmes en sera flestrie [14]. Le geste était criminalisé que le coupable soit mort ou vif. Trois ans plus tard, on précisait la loi en visant particulièrement les soldats.

Les interdictions allaient devoir être rappelées encore à cinq reprises au cours du XVIIème siècle et ce en pure perte[15]. Les duels continuèrent et se multiplièrent. On se rencontrait dans un champ, à l’abri d’une grange, un contre un ou à plusieurs, à l’épée ou au pistolet. Acquis culturel d’un milieu social en demande de reconnaissance, les duels naissaient aisément en certains lieux. La promenade de la Treille[16], à l’instar des jardins du Luxembourg à Paris, endroit de détente et de promenades, favorisait les passions. Les hommes y paraissaient volontiers en compagnie de femmes, ces dernières pouvant être un sujet particulièrement sensible pour les fiertés masculines. La Compagnie des Pasteurs s’aperçut des nuisances de ce lieu et députa auprès du Conseil le vénérable Theodore Tronchin qui déclara en 1651 que des querelles entre des ieunes gens et des duels ensuite sont dus aux rapports qui se font par les femmes et filles qui se rencontrent en des promenades avec les ieunes hommes particulièrement sur la Treille[17].

Mais malgré l’évolution coercitive du cadre législatif, on ne trouve aucune peine de mort prononcée à l’exception notable de l’exécution d’Antoine Girard de la Vigne, pendu en 1613 pour avoir tué en duel Georges Laglon[18]. Le cas de la Vigne mis à part, la tolérance de la Seigneurie à l’égard des duels était importante. Cela s’explique par la banalité d’une pratique qui concernait nombre de Genevois et notamment de fils de bonne famille. Et qui mieux que les pères de ces derniers auraient compris les raisons poussant à préserver l’honneur familial alors qu’eux-mêmes évoluaient au sein d’une élite européenne pétrie d’honorabilité et de considération chevaleresque. On assiste dans cette problématique à une véritable ligne de front entre la construction de l’État moderne et l’importance croissante du droit écrit d’une part, et une société ancienne fondée sur le droit coutumier et l’honneur lié à la parole d’un individu d’autre part. Ces points d’honneur transparaissent en l’occurrence dans tous les cas de duel. Dettes non payées, susceptibilité de joueur, patricien perdant la face, insultes, affaires d’adultères ou de séductions féminines, l’honneur se gagne ou se perd sur de multiples champs de bataille. L’atteinte à l’honneur est ressentie comme une agression à la qualité, à la respectabilité. Perdre la face revient à perdre le respect que les autres portent à celui qui en est victime. Véritable marque d’infamie, ce déshonneur génère non seulement un sentiment de honte mais également un opprobre jeté par les pairs et par l’ensemble de la communauté. Dès lors, c’est le statut social même qui peut devenir la cible des critiques. Des auteurs tels François Billacois, Robert Muchembled ou Norbert Elias[19] ont mis en relief cet honneur bafoué et ses conséquences. Débattu à bien des reprises pendant plus d’un siècle entre le XVIème siècle et le XVIIème siècle, l’honneur connut des tentatives de codifications. Certains déclarèrent ainsi malséant de se confronter à quelqu’un de rang inférieur[20], d’autres pensaient que relever un défi pour la beauté du geste n’était qu’orgueil[21], les derniers enfin considéraient que l’honneur résidait en d’autres valeurs qu’en celles uniquement guerrières[22].

Et les femmes

Le duel apparaît au travers des témoignages des siècles passés comme un fait purement masculin. Dès lors, une femme se livrant à un duel relève de l’exception, un fait divers marquant les esprits.

Toutefois, à y regarder de plus près, on se rend compte que la femme apparaît de longe date dans l’histoire du duel. Le Plaid général de Lausanne, ce document codifiant un certain nombre d’usage, évoque déjà la femme en 1362 dans ses articles consacrés au duel de justice.

Ce commentaire décrit ainsi soigneusement les armes et l’ensemble du rituel. Elles variaient suivant que les combattants étaient nobles, bourgeois ou paysans. Si les parties n’étaient pas de condition égale, le noble n’était pas tenu d’accepter le combat. S’il l’acceptait, il devait se servir des mêmes armes que son adversaire. Les nobles combattaient à cheval et armés de pied en cap. Les bourgeois combattaient à pied, avec l’épée, l’épieu et la dague. Les rustres ou paysans combattaient avec le bâton et la dague. Si deux femmes avaient à combattre l’une contre l’autre, elles devaient s’armer de trois pierres égales renfermées dans un sac. Si au contraire, une femme avait à combattre contre un homme, celui-ci devait se placer dans un creux profond de trois pieds, sans doute afin d’égaliser les chances.

Les femmes étaient admises au combat non seulement dans le Pays de Vaud mais encore à Fribourg jusqu’au 22 novembre 1537, date à laquelle les autorités modifièrent un point de la loi sur le duel judiciaire décidant d’interdire les duels entre femmes[23]. On trouve également la présence de femmes dans des affaires de duel de justice à Berne comme en témoigne l’exemple de 1288 :

Duellum fuit in Berno inter virum et mulierem in 8va innocentum, sed mulier praevaluit. [24]

Gravure tirée du Talhoffer, 1467

Il convient de signaler que la présence de femmes sur un tel terrain était tolérée dans les terres suisses et allemandes alors qu’en France, les femmes ne pouvaient pas se battre elles-mêmes, devant se faire représenter par des champions, lesquels – à en croire le jurisconsulte Beaumanoir – avaient le poing coupé en cas de défaite, cela afin qu’aucune autre femme ne se serve par la suite d’un héro si peu habile.

L’ordalie allait disparaître au cours du XVème siècle et XVIème siècle, et au duel de justice allait succéder le duel de point d’honneur que j’ai évoqué précédemment. Or, si ce domaine est masculin, les femmes font également quelques apparitions à l’instar de leurs ancêtres du Moyen-âge.

Citons en premier lieu le duel de 1552, duel au cours duquel s’affrontèrent les Napolitaines, Isabella de Carazzi et Diambra de Pottinella, en présence du vice-roi d’Espagne le Marquis Del Vast et de nombreux spectateurs. Il semblerait que les deux femmes se disputaient les faveurs d’un gentilhomme nommé Fabio de Zeresola. L’épisode est relativement célèbre en raison du tableau du peintre espagnol José de Ribera intitulé Duelo de Mujeres (1636) qui est aujourd’hui exposé au Musée du Prado à Madrid.

La duelliste la plus connue est sans doute la cantatrice Julie d’Aubigny dite La Maupin (1670-1707) dont les prouesses ont défrayé la chronique et inspiré de nombreux écrivains (dont Théophile Gautier[25]). Son éducation masculine lui permit d’apprendre l’escrime et même d’en faire son Gagne-pain pour un temps. Cette femme ayant appris l’escrime par un prévôt d’armes après avoir quitté son époux le lendemain de ses noces, puisait ses ressources en donnant avec son amant des assauts devant le public. Un jour, insultée un jour par l’acteur nommé Dumény[26], elle l’attendit sur la place des Victoires, et n’ayant pu le décider à mettre l’épée à la main, elle lui emporta sa montre et sa tabatière. Un autre de ses camarades l’ayant également offensée, elle le força de lui demander pardon à genoux. La Maupin était une Sapho, sinon dans son esprit, du moins dans ses mœurs, et elle avait l’effronterie d’en tirer vanité. Se trouvant un jour dans un bal, elle se permit envers une dame, d’indécentes agaceries. Trois cavaliers, qui accompagnaient cette dernière, voulurent en vain la faire cesser ; elle les provoqua les força de sortir avec elle, et les tua tous les trois. Après cette expédition, elle rentra fort tranquillement dans la salle de bal. Elle obtint sa grâce du roi, dit son biographe, qui la lui accorda en déclarant que « La défense du duel n’est fait que pour les hommes ». Ce serait donc pour une femme de mauvaise vie, que Louis-le-Grand se serait départi de sa grande sévérité contre les duels. Les duels de la Maupin se terminaient souvent dans le sang si bien que cette demoiselle dut quitter la France et se réfugier à Bruxelles où elle se fit engager à l’opéra du Quai au Foin avant de devenir la maîtresse de l’Électeur de Bavière. On aimerait voir la vie de cette femme au cinéma !

Le cas de la Maupin est à cette époque encore marginal, il faut attendre la société libertine et permissive de la Régence pour voir briller certaines courtisanes à la cour et sur le pré. L’enjeu est souvent un homme convoité qui déclenche la fureur de ces dames.

Ainsi, le duc de Richelieu relate dans ses mémoires le récit d’un duel opposant deux femmes de mœurs légères s’étant déroulé en 1718. Il s’agit de la Marquise de Nesle et de la Comtesse de Polignac qui, toutes deux étant ses maîtresses attisaient leur jalousie respective. La rencontre eu lieu au Bois de Boulogne, au pistolet. L’issue du combat fut que Madame de Polignac effleura la Marquise à la poitrine. Cette dernière se fit une gloire de cette blessure mais elle ne put conquérir l’homme tant désiré car celui-ci tourna ses regards vers la fille du régent, Charlotte de Valois, laissant ses anciennes maîtresses à leurs chamailleries.

Un autre duel fameux fut celui qui opposa Lady Almeria Braddock et Mrs. Elphinstone en 1792. Il semblerait que la susceptible Mme Lady Braddock n’ait pas digéré quelques désagréables commentaires sur son âge. Les deux femmes se donnèrent rendez-vous à Hyde Park où les premiers coups de pistolets furent échangés à 10 yards (envrion 10 mètres) de distance. Il semble qu’une balle de Mrs Elpinstone ait traversée le chapeau de sa rivale, signal d’une courte pause où les témoins étaient sensés convaincre les duellistes de s’en tenir là. Mais les Dames étaient déterminées et un second round s’engagea, après que les pistolets aient été remplacés par des épées. Mme Elpinstone fût blessée au bras et consentit donc à rédiger une lettre d’excuses. Considérant que l’honneur était sauf, ces dames s’en retournèrent chacune chez elle sans plus de cérémonie.

Quelques années plus tard, dans la première partie du XIXème siècle, deux femmes que les journaux et plus particulièrement le Bordelais désignaient alors par les sobriquets de « Tendresse » et « d’Horizontale » se disputaient le cœur d’un jeune propriétaire de Bordeaux. La délaissée provoqua sa rivale en duel et la tua.

Il faut noter que les femmes ne s’opposaient pas toujours entre elles mais qu’elles provoquaient également parfois des hommes et plus particulièrement leurs anciens amants. Ainsi cette demoiselle Durieux qui se battit en pleine rue de Paris à l’épée contre son ancien soupirant, un dénommé Antinotti en plein XVIIIème siècle.

Plus curieux encore, ce duel entre nonnes que l’hebdomadaire Illustrated Police News relate en 1869, les sœurs s’étant affrontées au pistolet à l’abri de l’enceinte d’un couvant près de Gênes.

Évoquons également cet autre combat en 1892 qui se déroula au Liechtenstein entre Pauline von Metternich et la comtesse Kielmannsegg. Il s’agirait du premier duel répertorié où tous les protagonistes (y compris les témoins) étaient des femmes. La légende raconte que les deux adversaires étaient seins nus.

Confrontation féminine, XIXème siècle

Après ce tour d’Europe du duel féminin, qu’en est-il de la Suisse et plus particulièrement de Genève. Je ne m’étendrai pas sur le cas de Catherine de Watteville[27], la Lara Croft du XVIIème siècle (1642-1714) puisque mes travaux à son égard ne sont pas encore terminés et je me contenterai de rappeler sa carrière d’espionne pour le compte de la France, son duel à l’âge de vingt ans et son arrestation et son exil par les autorités bernoises dans les terres neuchâteloises.

 

Le duel genevois de Mlle Breil

A Genève, c’est le 27 novembre 1760 que débute l’affaire de Mlle Breil[28]. Les autorités demandent en effet à cette date à ce qu’une enquête soit ouverte à propos d’un éventuel duel que cette damoiselle aurait livré[29]. C’est l’auditeur Fatio qui fut chargé de l’instruction du dossier et qui entama sans tarder les auditions. On trouve mention de cette affaire dans la Procédure criminelle 10’820 et dans le registre du conseil de 1760 au folio 536. Peter Spierenburg évoque ce cas dans son ouvrage A history of murder paru il y a quelques années. Cet auteur considère ce cas comme une affaire d’honneur réglée par les armes.

L’auditeur entendit tout d’abord un jeune chirurgien, ami de la fille Breil, qui expliqua s’être rendu un soir en compagnie de deux amis au café que la mère Breil tenait avec sa fille, à Carouge. Sarde depuis 1754, Carouge qui se développe rapidement offre alors aux Genevois un espace de détente réputé canaille. En 1760, le bourg compte déjà une trentaine d’établissements ou l’on vend du vin, plusieurs industries florissantes et une contrebande notoirement publique.

Le chirurgien mentionna donc être ami de la jeune fille et avoir demandé de ses nouvelles. La mère lui aurait répondu que sa fille se trouvait dans sa chambre, indisposée. Il est alors 10h du soir et les trois jeunes hommes décident de monter voir la demoiselle. Apprenant qu’elle est blessée au bras, le chirurgien propose de l’ausculter et, s’étonnant de sa blessure, comprend que la plaie provient d’un coup d’épée. La jeune femme lui mentionne avoir été blessée au bras par un homme prétendant avoir couché avec elle. Elle aurait rencontré l’homme aux Tranchées et après l’affrontement, elle se serait rendue au cabaret du Pré L’Evesque (Logis du Jeu de l’Arc) ou on lui prêta un cabriolet avec lequel elle se rendit à Carouge. Le cabriolet serait à un certain M. Grenier. La rencontre se serait donc déroulée à la limite des faubourgs, à proximité de la porte de Rive.

L’auditeur s’enquit alors de l’apothicaire qui avait vendu les onguents pour le rétablissement de la Melle Breil. L’apothicaire en question indique que le père Breil serait venu chercher un baume pour la blessure de sa fille en mentionnant que cette dernière aurait reçu un mauvais coup en tentant de s’interposer entre deux hommes. Pas dupe et fort du premier témoignage, l’auditeur convoqua alors un troisième témoin, un apprenti, qui indiqua que :  « …on lui a dit qu’il tenoit d’une de ses connaissances, qui avoit pensé la fille Breil qui avait eu une affaire avec ce monsieur qui avait dit avoir couché avec elle, que la dite fille Breil ayant appris cela avoit engagé le monsieur à venir sur les Tranchées, que là elle lui donna un soufflet et mis en même temps l’épée à la main, que le monsieur fut d’abord blessé, que la fille Breil sortit des linges de sa poche pour le panser et que comme elle approchoit de lui pour lui mettre l’appareil, ce monsieur lui donna un coup d’épée au bras et que là, la fille Breil piqué de la procédé lui enfonça son épée dans le corps ». Ce témoin visiblement proche du jeune chirurgien corrobora les dires de ce dernier. Et s’il ne se souvint pas du nom de l’homme bien qu’il pensait qu’il vienne de Paris et soit horloger, les témoignages suivant indiquent qu’il se serait s’agit d’un certain Monsieur Burnay comme le laisse penser ce nouveau témoignage :

« … la fille Breil lui a dit que le mercredi 19 du courant ayant rencontré au Pré L’Evesque M. Burnay qui est français, elle alla tout de suite à Carouge prendre son épée, qu’elle revient et le rencontra sur les Tranchées seul se promenant, elle l’aborda, lui demanda s’il n’estoit pas M. Burnay qui lui répondit que oui, que là de plus la dite fille Breil demande à ce monsieur s’il connaissait demoiselles Rosalie et Emilie qui est le nom que la Breil a prit, qu’il répondit que oui, s’il estoit vrai comme il l’avait dit à Genève en plein caffé qu’il avait couché avec les deux demoiselles, qu’il répondit que oui, et alors la Breil donna un soufflet à ce monsieur en lui disant defend toy et connais Emilie, que le monsieur fit quelques difficultés de mettre l’épée à la main, mais qu’enfin il l’a mis sur la menace qu’elle luy fit de lui passer son épée à travers le corps s’il ne se metoit pas en defense, qu’elle blessa ce monsieur au côté qui tomba, que voyant venir du monde elle étendit sa robe sur lui et s’assit faisant mine de lire, que le monde ayant passé ce monsieur leva la tête et luy donna un coup d’épée au bras gauche, que la fille Breil piquée de la procédé lui donna un second coup d’épée et que même l’épée resta dans le corps de la vivacité dont elle y allait n’ayant pas pu la retirer. »

Il serait donc question d’honneur bafoué lavé au hasard d’une rencontre dans un lieu discret. L’auditeur dû rester sceptique, d’une part en raison de l’absence de corps et d’autre part par la simplicité de cette explication. Il allait donc continuer son enquête, laquelle allait sans tarder quelque peu se compliquer. Il demande ainsi à entendre les tenanciers du Jeu de l’Arc ou la demoiselle aurait trouvé refuge juste après son combat.

Or, ceux-ci apportent plus d’éléments. Ils indiquent en effet que Mlle Breil et une sienne amie, Rosalie, seraient venus dormir les deux soirs précédents la rencontre, accompagnées par un certain Vautrain qui aurait dormi dans une autre chambre. Le jour fatidique, les deux femmes se seraient disputées et plusieurs hommes seraient venus chercher Mlle Breil en cabriolet. Les tenanciers précisent que ces hommes se seraient présentés sous les identités de Monsieur Garnier, Monsieur Galline et Monsieur Vautrain, lequel serait venu en bateau de l’autre rive. Il est dit également que Mlle Breil avait déjà une épée avec elle qui ne sera pas retrouvée. Cette petite troupe allait quitter le logis. Lorsqu’Emilie Breil devait réapparaître, les tenanciers la décrivirent visiblement émue, dissimulant son bras sous un manteau. Elle venait rechercher son amie Rosalie, restée au logis.

Quant à Monsieur Burnay, son corps ne fut pas retrouvé. Aurait-il été emporté sur le lac par Vautrain que l’on dit être reparti en bateau sur l’autre rive ? C’est probable, ce d’autant plus que l’investigation de l’auditeur l’ayant amené à entendre le maître chirurgien Etienne Meschinat de bonne réputation, et que la rumeur publique indiquait comme celui ayant soigné l’homme, n’aboutit qu’à un démenti formel de celui-ci.

Quoi qu’il en soit, il semble fort probable que l’homme violemment transpercé par une épée selon les dires soit mort peu de temps après, à moins qu’il ne soit passé de vie à trépas sur le coup, ce genre de blessure ne laissant que très rarement en vie la personne qui en était victime[30] comme le notifie Pascal Brioist dans son ouvrage Croiser le fer dans lequel il compare la mortalité des victimes avec les blessures provenant d’armes blanches décrites par les chirurgiens.

Nous ne pouvons que rester dans l’expectative comme l’auditeur Fatio qui indiqua que cette affaire était à suivre, mais il est possible de se poser quelques questions sur la moralité de la fille Breil. Elle semblait en l’occurrence jouir d’une assez grande liberté puisqu’elle pouvait à convenance s’absenter de chez elle deux nuits d’affilée, ou recevoir des hommes dans sa chambre à 10h du soir. Notons également qu’elle n’hésita pas à dissimuler son adversaire sous ses robes ! Ces comportements, dans la Genève du XVIIIème siècle, n’indiquent pas qu’il s’agisse d’une personne enfermée dans un carcan de moral très strict. Preuve en est, son duel. Dès lors, entamer un duel pour défendre son honneur qui devait déjà certainement être quelque peu remis en question semble curieux.

Cela étant, les différents éléments qui apparaissent au cours de cette enquête mènent également à se poser une question sur la véritable nature des activités de l’établissement des dames Breil. Les registres du Conseil municipal de la commune de Carouge qui ont été numérisés pour le XVIIIème siècle n’évoquent malheureusement pas cet établissement. Il est curieux également que Mlle Breil n’ait pas été auditionnée par l’auditeur Fatio. Était-elle partie ou l’absence de corps ne donnait-elle pas à l’autorité l’occasion de l’arrêter, à moins que l’on ait renoncé à chercher à l’arrêter en territoire catholique ou à l’attendre sur le territoire de la Seigneurie ? Qui sont ces hommes qui accompagnaient la duelliste, des témoins, des souteneurs, des amis ? Et quid de Rosalie que l’homme aurait également honorée ? Une sœur, une amie, une catin ? Cela étant, la rencontre semble bel et bien avoir été arrangée entre les deux parties malgré le hasard que certains témoins veulent y voir. Le fait que Mlle Breil se soit armé au préalable, qu’elle ait logé au Jeu de l’Arc et qu’elle ait été accompagnée ne laisse guère de doutes. De plus, un témoignage signale que le sieur Burnay était également accompagné par un serviteur, lequel aurait pu jouer le rôle de témoin au cours du duel.

Dès lors, cette rencontre n’aurait-elle pu pas être le règlement de compte « honorable » d’une affaire de mœurs s’étant déroulé dans un établissement douteux hors les murs, en territoire catholique ? Les différents témoignages laissent en outre une impression de flou, comme si l’on cherchait à dissimuler certains éléments et à protéger la fille Breil.

Les historiens qui se sont penchés sur les cas de duel dans lesquels les protagonistes étaient des femmes s’accordent pour dire que ce type de duel présente un caractère différent de celui des hommes puisqu’il est plus souvent dicté par la rancœur et la colère que par l’honneur ou le gout du jeu. De plus, la volonté de donner la mort serait plus flagrante, sans doute en raison du fait que la grâce et le fair-play sont absents la plupart du temps, une analyse qui doit être considéré avec beaucoup de précaution au vu du nombre de morts que les duels ont causé dans la gente masculine. Et n’oublions pas que ces historiens sont par ailleurs tous des hommes [31]!

Notre jeune Genevoise ne semble toutefois pas avoir été une habituée de ce type de violence comme le laisse transparaître son état lorsque le tenancier la vit rentrer à son logis, à moins que la douleur ait entraîné ce qui peut sembler être un état de choc. Le fait qu’elle ait tenté de dissimuler son adversaire plaide toutefois pour un certain sang froid, bien que la colère ait pris le dessus une fois blessée.

Cette affaire reste totalement extraordinaire puisque c’est le seul cas recensé d’une femme ayant pris part à un duel à Genève. On connaît les excès, les actes de violences, les batteries que nos concitoyennes ont provoqué au cours des siècles passés mais aucune n’avait repris à son compte une habitude purement masculine. On devine que la jeune femme évoluait dans un monde d’hommes à longueur de temps. Son activité au sein d’un établissement public la fait être entourée presque exclusivement d’hommes, à l’exception de sa mère qui est évoquée dans un témoignage. Ce monde masculin a vraisemblablement exercé une influence importante sur la jeune femme. Notons un détail d’importance, cette jeune dame ne craignait non seulement pas de manier une épée mais en plus semblait savoir s’en servir avec une certaine habileté. Est-ce son père qui lui a enseigné le maniement d’une telle arme, un père qui ment à l’apothicaire sur les causes de la blessure de sa fille ? Peut-être.

Affaire à suivre donc en plagiant quelque peu l’auditeur Fatio !

par C. Vuilleumier


[1] Interrogatoire de David Girard, du Comté de Neuchâtel au sujet d’un échange de coups de fleuret entre lui et des nommés Monmoutin et Barbey. AEG, Procédures Criminelles, 2ème série, 2646. L’instruction nous apprend que le combat avait été réglé et organisé à l’avance, preuve qu’il s’agissait bien d’un duel.

[2] AEG, R. C., 1657, vol. 157, fo 131.

[3] Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, Discours sur les duels, Arles, 1666, 1997, p. 95.

[4] Journal d’Esaie Colladon, mémoires sur Genève 1600-1605, Genève, 1883, p. 77.

[5] AEG, Min. R. Cons., 1665, vol. 59, fo 178v.

[6] Voir Christophe Vuilleumier, « Le duel, un fait de société dans la Genève d’ancien régime », Revue administrative, Paris no 363 (2008), pp. 309-314 ; « Duels en Pays romands, XVIème-XVIIème siècles », Actes du colloque : Le duel et le combat singulier en Suisse romande, du 7 au 8 mai 2010, Morges, à paraître en 2012 ; « Les duels », Bulletin de la Compagnie 1602, Genève no 318 (1998), pp. 39-45.

[7] AEG, Procédures Criminelles, 2ème série, 1952, 1953. En 1604, Michel Roset le jeune a eu un duel récemment, fait dont il est coutumier. Malgré le préavis du Consistoire, lequel demande que ledit Roset soit admonesté, le Conseil se tut.

[8] Ibid, 1ère série, 3443.

[9] Ibid, 2ème série, 2574, 3587.

[10] AEG, R. C. 1684, vol 184, fos 162–163, 167-168, 178-179, 224 et vol 185, fos 12-13, 25-16 et 82. Voir en outre Eugène-Louis Dumont, « En 1684, un duel met en émoi la ville : le fils d’un premier ministre anglais et un Genevois tirent l’épée à la Taconnerie », in Revue du Vieux – Genève, 1976, pp. 81–83.

[11] AEG, R. C., 1611, vol. 111, fo 113.

[12] Ibid, 1652, vol. 151, fo 322.

[13] Ibid, 1658, vol. 158, fos 76 – 77.

[14] Ibid, 1600, vol. 102, fo 23.

[15] En 1606, 1611, 1617, 1649, 1651. AEG, R. C., 1606, vol. 102, fo 24 / R. C. 1611, vol. 108, fo 138 / R. C., le 18 août 1649, vol. 148, fo 416. Cet arrêté apparaît dans Emile Rivoire, op. cit., tome 4, pp. 200-201 / R. C., 1651, vol. 150, fo 94 / voir encore Emile Rivoire, op. cit., tome 3, p. 594.

[16] On relève outre des batteries, nombre de duels ou de défis jetés à cet endroit : en 1698 par exemple (AEG, Procédures Criminelles, 1ère série, 5208) ou encore en 1665 (AEG, Min. R. Cons., 1665, vol. 59, fo 178v.).

[17] AEG, R. C., 1651, vol. 150, fo 96.

[18] AEG, Procédures Criminelles, 1ère série, 2069.

[19] François Billacois, Le duel dans la société française des XVIe – XVIIe siècles : essai de psychosociologie historique, Paris, 1986. Robert Muchembled, La Violence au village (XVème-XVIIème siècle). Comportements populaires et mentalités en Artois, Turnhout, 1989. Norbert Elias, La civilisation des mœurs, trad. par Pierre Kamnitzer, Paris, 1982. La société de cour, trad. par Pierre Kamnitzer, Paris, 1985.

[20] Guillaume de Chevalier, Discours des querelles et de l’honneur, Paris, 1598.

[21] F. Christophe Cheffontaines, Confutation du poinct d’honneur sur lequel la noblesse fonde aujourd’huy ses querelles et monomachies, Paris, 1568.

[22] Bertrand de Loque, Traité du duel, Paris, 1588.

[23] AEF, R. M., 1537, No. 55, f. 104.

[24] Der Schweizerische Geschichtforscher, Berne, 1817, p. 23.

[25] Mademoiselle de Maupin, 1835.

[26] Fougeroux de Campigneulles, Dans son livre intitulé Histoires des duels anciens et modernes et publié en 1835.

[27] La Vie Cavalière De Catherine De Watteville, Agente Secrète De Louis XIV en Suisse, Pierre Grellet, 1923.

[28] Voir la procédure criminelle : AEG, P.C. 10820.

[29] AEG, R.C. 1760, fo 536.

[30] Voir Croiser le fer, éd. Champ Vallon, Seyssel, 2002, de Pascal Brioist.

[31] Fougeroux de Campigneulles, Martin Monestier.

Les sorcières de Chêne-Bougerie en 1498

Il existe sur le territoire de Chêne-Bougerie, dans le canton de Genève, un chemin nommé « Chemin des Buclines ». Est-ce là le nom issu d’un lieu-dit ? Quoi qu’il en soit, l’étymologie de ce nom est inexistante, tant en latin qu’en vieux français ou en patois savoyard. Il faut plutôt attribuer l’origine de ce nom à la famille Buclin. Cette famille suisse apparaît dès 1648 à Rolle et dès 1750 à Nyon[1]. Il semblerait que de nombreuses branches aient émigrés en France et plus particulièrement en Savoie dans les siècles précédents. On trouve ainsi des membres de cette famille à Genève au XVIème siècle, comme le démontre le témoignage suivant :

Ont conparust la Bucline (Blanc), esquelles ont esté faict remontrance pource que, en portent et servant les masson ex terraux, il chante chanson deshonnestes. L’on leur a faict fort bonne remontrance. Interroguer de l’orayson, n’ont pas tropt bien ditz[2].

Il s’agit de Pernette, veuve de Pierre Buclin, chapelier. Veuve en 1533, elle habitait la rue des Belles-filles lorsqu’elle mourut en 1553. Notons également l’existence d’Aimé Buclin, boucher et citoyen de Genève mort en 1561 à 80 ans. Le nom de « Bucline » viendrait donc de la féminisation de ce nom de famille, usage courant aux siècles passés lorsque l’on parlait d’une femme.

C’est sur le territoire de Chêne que demeuraient dans la deuxième partie du XVème siècle deux femmes de cette même famille Buclin, mère et fille. Et c’est dans une procédure judiciaire que ces deux femmes apparaissent. En 1498, le vice-inquisiteur Jean Guynod[3] mène effectivement une enquête contre les Buclines, enquête enregistrée par le notaire Jean Butin qui prend note des témoignages. Malheureusement, le procès-verbal de l’instruction est incomplet et de nombreux détails nous manquent. La première partie nous indique :

Anno domini millesimo quatercentesimo Ixxxxviii et die xviii mensis novembris, existens et personaliter constitutae Glaudia (….) circum haec loca (villa Quercus), relicta Johannis Buclin et Anthonia filiam Glaudia pro crimine heresis, de mandato reverendi patris fratris Johannis Guynodi sacre pagine doctoris, ordinis fratrum predicatorum conventus Palacii, in civitate et diocesi Gebennensi contra hereticam pravitatem viceinquisitoris generalis apostolica auctoritate deputati, captae deque eodem crimine notatae, suspectae vehementer et diffamatae voce et fama publica refferentibus, coram prefato domino viceinquisitore, deinde eius medio juramento ad sancta Dei euvangellia in ipsis domini manibus tacta prestito, interrogata[4]

« L’an du Seigneur 1498, le 18 du mois de novembre, comparurent personnellement pour crime d’hérésie Claudia des environs de Chêne, veuve de Jean Buclin et Anthonia, fille de Claudia, par suite du mandat du révérend père Jean Guyod, frère, docteur en théologie de l’ordre des frères prêcheurs du couvent du Palais, Vice-inquisiteur général député par l’autorité apostolique à l’encontre de la perversité hérétique au sein de la ville et diocèse de Genève, lesquelles furent emprisonnées  pour ce même crime après avoir été grandement suspectées et diffamées par la voix et la rumeur publiques. Après avoir prêté serment sur les Saints Évangiles de Dieu et tenus par le Vice-inquisiteur, il l’interrogea en présence de tous…. »

Il s’agit d’une poursuite en justice contre une mère et sa fille considérées comme hérétiques. Cette affaire n’est pas exceptionnelle. Le Pays de Vaud, Genève et l’ensemble de l’Arc lémanique ont été soumis à une importante répression de la part de l’inquisition durant près de trois siècles, entre le XVème et le XVIIème siècle, à l’égard de la sorcellerie. Deux milles personnes environ furent ainsi exécutées en terres vaudoises au cours de cette période. C’est entre 1580 et 1620 que la lutte contre les hérétiques, sorcières et empoisonneuses fut la plus dure avec près de vingt-cinq exécutions capitales par année. La Suisse a été particulièrement marquée par la répression contre la sorcellerie, non seulement parce que c’est dans ce pays qu’elle a duré le plus longtemps mais encore par le nombre de personnes accusées de tels crimes en proportion de sa population. On se souviendra que, Anna Göldi, la dernière sorcière européenne, fut mise à mort à Garis en 1782. La Suisse a ainsi brûlé deux fois plus de « suppôts du diable » que l’Allemagne, dix fois plus que la France, cent fois plus que l’Italie, c’est dire l’importance de ce phénomène. A noter également que soixante à septante pour cent des victimes furent des femmes[5]. Genève voit 222 procédures judiciaires se dérouler entre 1520 et 1681, touchant 337 personnes. La répression, dans cette atmosphère eschatologique, s’accentue lors des périodes de peste, notamment de 1557 à 1636 ainsi qu’en 1615. Sur le nombre de sorciers et de sorcières, dont 71% furent des femmes, 21% furent exécutées par la corde et les flammes[6].

« Deux sorcières » de Hans Baldung (1523)

Les documents qui nous occupent sont malheureusement trop altérés mais c’est bien de sorcellerie dont ces deux femmes furent accusées. Un passage nous livre le témoignage suivant :

Interrogata quid faciebant de ossibus puerorum in synagogis portatorum, Glaudia dicit et confitetur quod reponebant in illo igne et faciebant pulveres ad faciendum mori gentes et animalia et maleficiandum[7].

« Interrogée sur ce qu’ils faisaient des os des enfants apportés à la synagogue, elle dit et confessa qu’on les déposait dans le feu et qu’ils en faisaient des poudres pour faire mourir personnes et animaux ainsi que pour faire des maléfices. »

Et encore :

… et die jovis post testis fuit infirmus quadam gravi infirmitate sic quod recepit sacramenta ecclesie, et tandem aliquantulum convaluit …. Quinque anni quodam semel vitula testis fuit infirma …. Super indiciis dicit quod ipse testis quodam semel dici audivit a Etienna uxore Johannes Boucheres quod ipsa delata occiderat filium ipsius Boucheres arte demonis, et dicebat quod erat heretica. Causam reddens per ea que dixit[8].

« Et le jeudi suivant, le témoin fut atteint d’une grave maladie, à tel point qu’il reçut les sacrements de l’Église, pourtant il se rétablit …. il y a cinq ans, sa génisse tomba malade… Comme indice, il dit avoir ouï dire une fois par Etienna, femme de Jean Boucher, que l’accusée avait tué le fils de Boucher grâce à l’art démoniaque ; elle disait aussi qu’elle était hérétique. Il se justifie par ce qu’il a dit. »

Il est question dans ces fragments de sabbat – l’appellation courante utilisée dans les sources étant synagogue – d’anthropophagie, et de maléfices. Le cadre est clairement établi, nous avons bien a faire à deux sorcières, mère et fille, établies sur les terres de Chêne-Bougeries. Les documents ne nous en apprennent pas plus, ni sur le déroulement du procès ni sur la sentence. On sait pourtant qu’un procès inquisitoire aboutissait bien souvent à la question, et que l’estrapade[9] fut largement utilisée à Genève pour extorquer des aveux aux malheureux qui y étaient soumis. Des chirurgiens étaient également sollicités afin d’identifier sur les corps des accusés les marques du démon. Si ces pratiques ont été mises en œuvre dans ce cas, aucune trace à ma connaissance n’en subsiste.

La raison habituelle des dénonciations qui transparaît dans la plupart des procédures judiciaires de ce type relève de querelles de voisinages, généralement anciennes. Il est inutile ici de développer les raisons pour lesquelles les femmes furent plus particulièrement victimes d’accusations de sorcellerie et je renvoie le lecteur intéressé à la bibliographie. Cela étant, deux femmes vivant seules dans un lieu à l’écart, (circum haec loca (villa Quercus)), représentaient une cible de choix pour la rumeur publique. La situation est presque caricaturale. Il est probable que cette mère et sa fille pratiquaient une médecine traditionnelle (faciebant pulveres) comme le laisse sous-entendre le texte. Basée sur la tradition orale, ce savoir était principalement détenu par les femmes du peuple, le plus souvent analphabètes. Leurs recettes se transmettaient de bouche à oreille, de mère en fille, et permettaient de soigner les maladies des hommes et du bétail mais aussi de désenvoûter ou d’éloigner le mauvais œil. Ainsi, pour être garanti de la fièvre pendant un an, on préconisait de manger « à la cuiller un œuf pondu le jour du Vendredi Saint, à jeun, et surtout sans pain ni sel ». On utilisait aussi l’armoise pour contrer l’effet des sortilèges, mais il fallait pour cela qu’elle ait trempé pendant trois jours dans l’urine d’une fille vierge de seize ans. Au-delà de ces conseils de bonne femme, la guérisseuse était aussi et surtout consultée pour procurer des décoctions destinées à régler les petits problèmes quotidiens. Au XVème siècle, ces pratiques ancestrales connurent un glissement dans les esprits des contemporains qui virent en ces femmes des suppôts du diable se livrant à la sorcellerie (arte demonis).

par C. Vuilleumier

(extrait du mandat “Jean-Jacques Rigaud, une voie”. Exemplaires conservés à la mairie de Chêne-Bougerie et chez l’auteur)


[1]Buclin“, fragments généalogiques (1762-1811) Châtel-St-Denis et Semsâles in: Archives de la SSGF.

[2] Registres du Consistoire, vol. 2, p. 42.

[3] On retrouve le Vice-inquisiteur Jean Guynod dans plusieurs procédures inquisitoriales à Genève. Voir Sophie Simon, Si je le veux, il mourra ! Maléfices et sorcellerie dans la campagne genevoise (1497-1530), Cahiers lausannois d’histoire médiévale 42, Lausanne, 2007.

[4] Coll. privée, GE, XV, doc. 3, fo 2.

[5] William Monter, « Switzerland », in Encyclopedia of witchcraft: The Western Tradition, éd. Richard Golden, Santa Barbara-Denver-Oxford (ABC-CLIO), 2006, vol. 4, pp. 1099-1102.

[6] Christian Broye, Sorcellerie et superstition à Genève (XVème-XVIIème siècle), Genève, Le concept moderne, 1990.

[7] Coll. privée, GE, XV, doc. 3, fo 4.

[8] Coll. privée, GE, XV, doc. 3, fo 6.

[9] L’estrapade, en usage à Genève, était le nom donné à une torture consistant à attacher les bras de la victime à des cordes, à la hisser en haut d’un poteau ou du plafond avec une poulie, parfois avec des poids suspendus à ses pieds et à la relâcher brutalement.

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