Les aubergistes donnèrent à la région de Chêne – comme c’est aussi le cas en d’autres lieux autour de Genève – une réputation singulière. Au-delà des franchises, accordées à Chêne, à Carouge ou à Lancy, fleurissaient des auberges, tavernes et estaminets, dont certains, considérés comme des « clapiers de méchanceté »[1], abritaient des prostituées et de mauvais garçons de tout poil.

Fuyant un temps les rigueurs calvinistes de la roide cité, nombre de notables venaient également s’encanailler dans ces lieux, loin des yeux des pasteurs et de leur morale admise.

Certains n’hésitaient d’ailleurs pas à recourir à ces endroits « oubliés » pour y dissimuler les conséquences de leurs actes. Ce fut par exemple le cas du médecin Jean-Antoine Sarasin (1547-1598), dont les descendants brillèrent dans la magistrature. Il tenta en effet de dissimuler ses faiblesses pour une nourrice allemande en la cachant hors de la ville pendant sa grossesse. Pourtant, ses efforts furent vains et le Consistoire intervint le 21 juillet 1611[2]. Trois mois plus tard, la femme accouchait. Dès lors, Jean-Antoine Sarasin ne prit plus aucun soin pour se faire oublier et dota l’enfant illégitime de deux parrains, Pierre Dupuis et Isaac de Pesmes[3], invitant encore au baptême plusieurs de ses parents et amis qui vinrent fêter l’heureux événement au son des trompettes[4]. Cette fête, rapidement ébruitée en ville, dut particulièrement scandaliser le Consistoire qui n’hésita pas à censurer les deux parrains et à les poursuivre de ses foudres des mois durant.

C’est la situation frontalière, permettant un passage aisé d’une juridiction à l’autre, qui favorisa probablement cette atmosphère délétère. Plusieurs tavernes se sont maintenues des siècles durant dans ce coin de terre. À côté du logis Brasier, nous connaissons l’existence d’une taverne dont l’autorisation fut donnée, au début du XVIIème siècle à Humber Revillod. Notons par ailleurs que la famille Brasier occupa une place particulière dans les environs, puisque c’est elle qui s’occupait du domaine de la Garance pour le clan patricien des Roset évoqué dans la première proposition[5].

En 1607, le Consistoire déplore déjà l’activité de cinq tavernes dans lesquelles « ceux du lieu et autres commectent grandz excez et desbauches »[6]. Et bien évidemment, les témoignages commencent à affluer : « il se commet beaucoup d’excez, paillardises et batteries tant de jour que de nuict à Chesne »[7]. La taverne de Pierre Brasier, où s’enivrent et se querellent Genevois et Savoyards, au point même que ces derniers se plaignent au Conseil, est particulièrement mal famée[8]. Les autres auberges ne sont guère mieux fréquentées et le village apparaît alors comme un lieu de perdition aux yeux des gens de bonne morale.

Au cours du XVIIème siècle, les excès et les scandales se succèdent. Vers 1650, le logis de Jacques Brasier est le théâtre de nouvelles débauches et de crimes de sang[9]. Ce n’est que lorsqu’un pasteur restera à demeure auprès de ses ouailles que la situation se calmera, dans la seconde partie du XVIIème siècle. En 1814, on dénombre toujours sept cabarets et une auberge. Il faut rappeler que la route de Genève à Bonne est passablement fréquentée. Au XIXème siècle encore, les esclandres qui naissent dans ces établissements publics font parler les Genevois qui suspectent tous les vices dans ces lieux populaires[10].

(extrait de C. Vuilleumier, Une voie, un nom, 2010, pp. 7-9)

par C. Vuilleumier



[1] AEG, R.C., 2ème série, no 1951.

[2] AEG, R 40, fo 63.

[3] AEG, R 40, fo 110.

[4] AEG, R 40, fo 103.

[5] Christophe Vuilleumier, Une Voie, un Nom ! Dénomination d’une nouvelle voie se trouvant dans la commune de Chêne-Bougeries, 2009. Daniel Roset, fils de Michel Roset, détenait notamment le domaine agricole de la Garance, situé à Chêne. En 1617, Ses métayers étaient Jacques Brasier et son fils Pierre [AEG, Minutes du notaire Jean Gage, vol. 4, fo 145]. On notera l’existence du chemin Pierre Brasier, à proximité du chemin Falletti.

[6] AEG, RC 104, f° 54 v°.

[7] AEG ADL, liasses diverses, 225/5.

[8] Dominique Zumkeller, Isabelle Brunier, Anita Frei, Chêne-Bougeries, des origines à nos jours, Chêne-Bougeries, 2003, pp. 46-47.

[9] AEG, RC 150, p. 243.

[10] Dominique Zumkeller, Isabelle Brunier, Anita Frei, Chêne-Bougeries, des origines à nos jours, Chêne-Bougeries, 2003, p. 112.

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